(…)
Je voudrais souligner l’objectivité de la présentation du bilan que vient de faire Brice Couturier et que j’ai trouvé tout à fait équilibré.
Je ne vais pas revenir sur les points forts de ce bilan en matière de politique étrangère : le Traité qui est devenu le Traité de Lisbonne qui a permis de sortir l’Union européenne de la crise ; le succès de la Présidence française de l’Union européenne qui est saluée par tout le monde ; ainsi qu’un certain nombre d’autres points forts que vous avez signalés.
Je voudrais ajouter d’autres succès : la Présidence du G8 et la Présidence du G20 qui ont été, là aussi salués. Le président français a été félicité pour son leadership - vous savez que c’est un mot qui revient souvent dans les relations internationales. Je voudrais insister en particulier sur ce que l’on a appelé le Partenariat de Deauville, c’est-à-dire ce plan qui se propose d’aider les pays du Printemps arabe en transition. Les États-Unis sont en train de poursuivre l’action que la France avait engagée dans ce domaine.
Trois remarques quand même qui sont quelques points de désaccord avec ce qu’a dit Brice Couturier. La taxe sur les transactions financières n’est pas abandonnée : la Commission européenne, à la demande de la France, a bâti un projet que les Européens vont adopter. Nicolas Sarkozy a souhaité anticiper, en prenant une première décision franco-française, si je puis dire, mais l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont d’accord avec nous pour mettre en place une taxe sur les transactions financières. Je vous rappelle également qu’à la suite du G20, à Cannes, le président Obama lui-même a dit : « il est normal que le secteur bancaire apporte sa contribution à la reconstruction de l’économie mondiale sous des formes qui seront peut-être différentes ». Mais cette taxe, je le répète n’est pas abandonnée.
Q - Quand verra-t-elle le jour ?
R - Le plus vite possible, je l’espère, et je pense que les Européens vont bouger là-dessus, si tout se passe bien, peut-être dans la deuxième partie de cette année. C’est difficile, c’est long mais nous allons y arriver.
Deuxième désaccord avec Brice Couturier : l’Union pour la Méditerranée a connu des difficultés mais elle n’a pas échoué. Je vous signale par exemple qu’un nouveau secrétaire général vient d’être désigné, que l’Union européenne a accepté de prendre la coprésidence nord de l’Union pour la Méditerranée et, surtout, que nous avançons sur un certain nombre de projets concrets. C’est cela l’UpM, ce n’est pas simplement une grand-messe avec 48 pays, ce sont aussi des projets concrets : une usine de dessalement de l’eau de mer pour Gaza ; un projet d’autoroute transmaghrebine en Afrique du Nord ; etc. Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur ce point.
Q - Les révolutions arabes et le Printemps arabe ne changent-ils pas la donne dans de tels accords et dans le principe de coopération de l’autre côté de la Méditerranée ?
R - Vous avez tout à fait raison et si l’UPM a eu des difficultés - je ne vais pas dire qu’elle n’en a pas eu même si je pense qu’elle n’est pas morte -, c’est notamment parce qu’au sud, il s’est passé des choses sur lesquels je vais revenir.
Q - La présidence de M. Sarkozy n’a-t-elle pas eu pour conséquence une rupture dramatique de nos liens traditionnels d’amitié avec la Turquie ?
R - Non. Nous avons eu des difficultés avec la Turquie sur le seul point de désaccord que j’ai eu avec Nicolas Sarkozy : la pénalisation de la mise en cause du génocide arménien. N’y revenons pas. Mais nos relations avec la Turquie ne sont pas rompues bien au contraire, nos relations économiques restent extrêmement fortes et j’avais encore des témoignages d’entreprises françaises qui sont appelées à s’implanter ou à concourir en Turquie. Nos liens culturels restent entiers, notamment - et vous savez que j’y tiens beaucoup - avec l’université Galatasaray et nous continuons à parler avec la Turquie. Les difficultés de l’UpM ne viennent pas de là.
Q - Enfin, on leur a fermé la porte de l’Union européenne au nez maintenant et c’est sous la présidence Sarkozy que cela a eu lieu !
R - Je vous rappelle que le président de l’UMP qui a fait délibérer son parti pour dire que l’Union européenne, telle qu’elle est aujourd’hui n’a pas la capacité d’accueillir la Turquie, c’est moi. Je ne suis pas en désaccord avec Nicolas Sarkozy sur ce point.
Sur l’Afrique, un point très intéressant : nous avons complètement mis notre politique africaine en cohérence autour du principe de démocratisation, de respect des droits de l’Homme et de lutte contre la corruption. Nous avons par exemple fait ce qui n’avait jamais été fait, c’est-à-dire remis complètement à plat tous nos accords de défense avec les pays africains. Désormais, ces accords sont publics, ils sont approuvés par le Parlement et il n’y a plus de clause secrète.
Je prendrais un exemple qui montre que, là aussi, il faut sortir des idées reçues. M. Fabius est allé récemment au Gabon. Ce pays a été longtemps considéré comme le symbole de ce que l’on a appelé la « Françafrique ». Et qu’a dit Laurent Fabius en rentrant de Libreville ? « Je me réjouis de l’excellence des relations entre la France et le Gabon ». J’y ai vu un satisfecit de notre politique africaine.
Enfin, les Printemps arabes : vous dites que le Quai d’Orsay était habitué à fraterniser avec des régimes autoritaires. Qui ne fraternisaient pas avec des régimes autoritaires ? Quel Département d’État américain ne soutenait pas, perinde ac cadaver, M. Moubarak !
Q - Ce n’est pas une raison !
R - Bien sûr que ce n’est pas une bonne raison, rétrospectivement, vous avez tout à fait raison. Mais qui a vu venir les Printemps arabes ? Je ne me suis pas repassé les différentes chroniques de France-Culture depuis cinq ans… Qui a vu venir les Printemps arabes ? Personne. C’est vrai que nous avons eu un peu de retard au départ, sur la Tunisie, mais je crois pouvoir dire que, depuis, la ligne de la diplomatie française est d’une parfaite clarté même si - j’ai eu l’occasion de le dire tout à l’heure pendant le journal - sur la Syrie, nous sommes évidemment extraordinairement frustrés par ce qui s’y passe. J’ai une pensée pour le peuple syrien car c’est aujourd’hui, je crois, le premier anniversaire du déclenchement de sa révolte.
Je suis absolument convaincu qu’un régime qui massacre des milliers de ses citoyens ne peut pas durablement se maintenir au pouvoir ; alors, le plus tôt sera le mieux. Il y a un plan de la Ligue arabe, que nous soutenons, mais je crois qu’il faut rester tout à fait déterminé aux côtés du peuple syrien.
Un dernier point enfin, sans être trop long, sur les relations avec les États-Unis. Il est vrai qu’elles sont bonnes.
Q - C’est un alignement ?
R - Non, pas du tout. Cela ne nous empêche pas de défendre nos intérêts réciproques. Quand le président français a dit, au nom des intérêts de la France, qu’il faut accélérer le processus de retrait des troupes d’Afghanistan - ce ne sera pas fin 2014, ce sera fin 2013 -, nous n’étions pas à la remorque des États-Unis. C’est plutôt les États-Unis qui, depuis, s’interrogent en se disant qu’après tout, ce serait peut-être une bonne idée que d’accélérer le processus. Vous voyez donc que la France garde aussi une marge d’initiative tout à fait importante.
Q - Ce n’est quand même pas ce que disaient les « amis » d’Etienne Pellot dans « Libération », un groupe de hauts fonctionnaires anonymes qui ont publié un article le 13 mars. Il dénonce le bilan du gouvernement en matière de politique étrangère et disent, tout de même, qu’au fond, on néglige un vrai dossier de fond qui est la question de notre présence dans l’OTAN et de la question de la prolifération nucléaire. Que fait-on réellement dans l’OTAN ? Quelle est la place réelle de la France dans l’OTAN que nous avons réintégrée ?
R - Je me suis fixé une règle de conduite morale, c’est qu’en général, je ne lis jamais les papiers anonymes. L’anonymat, c’est la quintessence de la lâcheté. Celui-là, je l’ai lu quand même parce qu’il s’agissait du Quai d’Orsay et je l’ai trouvé particulièrement débile. Il ne contient rien qui ne soit véritablement marqué par le bon sens, alors n’en parlons pas.
Concernant la réintégration de la France dans les structures intégrées de l’Alliance, vous disiez tout à l’heure à juste titre que j’avais eu des hésitations il y a quelque temps. Je voudrais quand même rappeler que c’est depuis 1995 que, sous la présidence de Jacques Chirac, nous avions l’intention de les réintégrer sous certaines conditions. Les conditions étaient au nombre de deux. La première était que les responsabilités au sein de l’Alliance soient rééquilibrées et qu’il y ait des commandements confié à des officiers supérieurs ou généraux européens. Cela a été le cas avec l’un des grands commandements important qui est confié au général Abrial, un général français.
La deuxième condition, c’était que l’on progresse dans la mise en œuvre d’une politique européenne de sécurité et de défense et on a progressé. Depuis cette période-là, il y a eu plusieurs opérations conduites sous pavillon européen, en République démocratique du Congo, au Tchad, en ce moment-même, au large de la Corne de l’Afrique où il y a une force internationale sous le drapeau de l’Union européenne. Nous avons obtenu en septembre dernier, je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail, après - il faut bien le dire - une partie un peu difficile avec les Britanniques, trois avancées très significatives.
La première, c’est que nous sommes en train de préparer deux nouvelles missions de la PSDC la Politique de sécurité et de défense commune en Europe, une nouvelle dans la Corne de l’Afrique et une autre au Sahel.
La deuxième avancée, c’est que nous avons obtenu l’activation du Centre d’opération européen qui est un peu l’état-major européen pour conduire ces opérations.
Enfin, et c’est peut-être le plus important, nous avons obtenu un accord sur 11 opérations de mutualisation au sein de l’Agence européenne de Défense. Je prends un seul exemple en matière de ravitailleur aérien, nous sommes en train de mutualiser nos moyens puisque tous nos budgets de défense en Europe diminuent. Les Américains d’ailleurs considèrent que la PSDC peut être, à côté de l’OTAN, en parallèle de l’OTAN, l’un des piliers de la défense de l’Europe.
Q - Je voudrais parler d’un pays dont on n’a pas parlé pour l’instant, la Chine, grande puissance d’aujourd’hui qui est à la fois un pays en développement et une puissance économique qui sait admirablement jouer sur les deux tableaux. Vous êtes arrivé à un moment où les relations sont relativement tendues entre la Chine et les États-Unis. Le G20 a joué un rôle pacificateur sans doute dans cette relation, mais le rêve des Chinois n’est-il pas d’avoir devant eux des Européens bien unis ?
R - Un rêve ou un cauchemar ?
Q - Ils feignent de ne pas comprendre grand-chose à la crise en Europe mais ne sont-ils pas tentés de parler plutôt avec les Allemands qu’avec les Français ?
R - Non pas du tout, ils parlent très régulièrement avec les Français. Je l’ai vu à Deauville pendant le G20 où j’ai assisté aux rencontres entre le président chinois, Hu Jintao, et le président Sarkozy. Ce que vous dites est vraiment très intéressant. Je pense qu’il ne faut pas cesser de répéter - et ce sera une banalité peut-être pour les auditeurs de France-Culture - que nous sommes dans un nouveau monde. Le monde ancien a complètement changé. Ce monde nouveau est global, multipolaire, instable et dangereux.
Q - Y compris en Chine avec les déclarations hier du premier ministre chinois se disant d’un côté profondément affecté par les immolations des Tibétains et de l’autre côté, économiquement, en disant qu’il fallait sans doute laisser flotter davantage la monnaie chinoise et partir davantage à l’assaut, économiquement, du reste du monde ?
R - La Chine a profondément changé depuis Deng Xiaoping. La Chine a reconquis la place qui était la sienne dans l’économie mondiale il y a quelques siècles. Au XVè ou au XVIè siècle, la Chine était la puissance la plus importante. Elle est redevenue une puissance majeure sur le plan commercial et sur le plan économique.
Son régime politique n’a pas encore changé. Sur la question tibétaine, j’ai eu l’occasion de dire que la politique sécuritaire et répressive n’était pas une solution, qu’il fallait un dialogue permettant de garantir l’identité culturelle et religieuse des Tibétains dans le cadre de l’intégrité territoriale de la Chine.
Ce que je voudrais dire, c’est que dans ce monde multipolaire, l’Europe reprend toute sa signification. Je voudrais saluer le discours du président de la République à Villepinte car c’est un discours refondateur du projet européen. Dans le monde tel qu’il est, l’Europe doit nous protéger, si elle a un sens vis-à-vis des peuples européens et du peuple français. Cela veut dire trois choses.
C’est une Europe qui a des frontières et qui les contrôle. Ce que le président de la République a dit sur l’espace Schengen est profondément marqué au coin du bon sens : nous sommes pour la liberté de circulation à l’intérieur de l’espace Schengen à condition que les frontières extérieures soient réellement contrôlées et maîtrisées, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Q - Qui cela concerne-t-il ? Soyez précis ?
R - On sait très bien notamment que la frontière gréco-turque - 130 ou 140 km - n’est pas contrôlée. Les Grecs eux-mêmes nous disent qu’il y a 60.000 clandestins qui passent chaque année ; nous pensons que c’est plus du double. Il faut contrôler cette frontière sinon l’Espace Schengen explosera.
Ensuite, une Europe qui protège, c’est une Europe qui défend ses intérêts économiques. On en revient à la question de la Chine : nous avons signé un accord sur l’ouverture des marchés publics. C’est très important : il s’agit de tous les marchés passés par les collectivités publiques, c’est-à-dire 10 à 15 % de la richesse mondiale. Qu’avons-nous fait, nous Européens ? Nous avons entièrement ouvert l’accès aux marchés publics. Une entreprise chinoise peut donc venir soumissionner dans un marché public français, en pleine concurrence avec les autres entreprises. Pensez-vous que les Chinois ont ouvert leur marché public ? Pratiquement pas ; les Japonais ? Pratiquement pas non plus ; les Canadiens ? Non plus. Nous disons que désormais, il faut que le principe de réciprocité soit un principe directeur de la politique commerciale de l’Union européenne.
Enfin, une Europe qui protège, comme je l’ai déjà dit, c’est une Europe capable de se doter d’une politique étrangère et d’une politique de sécurité et de défense.
Là, je crois que Nicolas Sarkozy a redonné du sens au projet européen et à la place de la France dans l’Europe.
(…)
Q - Le Quai d’Orsay a longtemps soutenu les despotes laïques parce qu’ils prétendaient nous défendre contre la menace islamiste.
R - Le Quai d’Orsay ? La France en fait.
Q - Ce virage à 180° qui a été pris à propos de l’affaire libyenne ne l’a pas été de manière correcte. On s’est beaucoup moqué des Américains qui sont allés chasser Saddam Hussein mais qui ont été incapables de reconstruire un État irakien après leur victoire. Ne peut-on pas faire exactement le même reproche à la France qui a débarrassé le peuple libyen de Kadhafi mais qui a été incapable d’aider ce peuple à sortir d’une situation de véritable chaos aujourd’hui ?
R - Je n’ai aucun regret sur la Libye. Quand j’ai dit au Conseil de sécurité qu’il s’agissait d’une question d’heures, c’était la vérité. Si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait, Kadhafi aurait massacré le peuple de Benghazi. Il l’avait annoncé.
Q - Mais cela ne suffit pas...
R - Vous me demandez si nous n’avons pas fait une erreur, je vous dis non. Je pense que nous n’avons pas fait d’erreur ; souvenez-vous, il traitait les gens de Benghazi de rats. Il allait les massacrer et nous avons évité ce massacre.
De plus, on ne peut absolument pas comparer aujourd’hui ce qui s’est passé en Irak et ce qui s’est passé en Libye. Il n’y a pas eu d’occupation de la Libye. L’Irak a été occupé par une force internationale et vous savez quel était notre point de vue là-dessus. Les morts dans les attentats qui se sont succédés en Irak se chiffrent par centaines et sans doute par milliers. Ce n’est pas le cas de la Libye aujourd’hui. La Libye est confrontée à des difficultés, c’est vrai. Il n’y a pas de processus révolutionnaire qui se déroule tranquillement, mais je suis confiant dans l’avenir de ce pays. Le pouvoir veut s’engager dans un processus électoral et de démocratisation et nous continuons à aider la Libye. J’ai parlé tout à l’heure du Partenariat de Deauville : la Libye est un pays qui a de l’argent et qui a retrouvé le niveau de production pétrolière qui était le sien avant cette guerre. Elle a récupéré des avoirs gelés qui appartenaient au peuple Libye.
Nous allons continuer à l’accompagner dans sa reconstruction et je ne suis pas pessimiste.
Q - Pourquoi ne parvient-on pas à faire la même chose sur la Syrie ?
R - Pourquoi me posez-vous la question ? Vous connaissez la réponse. Je l’ai déjà dit vingt fois, au Conseil de sécurité des Nations unies pour la Libye, nous sommes parvenus à obtenir, sinon l’unanimité, au moins une absence de veto de la Russie et de la Chine. Aujourd’hui, pourquoi la Russie met-elle son veto - je l’ai peut-être dit de manière un peu brutale ? D’abord, parce que la Russie nous reproche l’intervention en Libye. Elle estime que nous avons été au-delà de notre mandat. Je ne le pense pas mais elle nous fait, d’une certaine façon - pardon de la brutalité du mot - payer l’opération libyenne.
La Russie, quoi que m’ait dit M. Lavrov à New York, a des intérêts en Syrie. Elle vend ou elle a vendu beaucoup d’armes au régime syrien, mais je pense qu’elle fait un mauvais calcul sur le moyen terme.
La Russie craint aussi la contagion islamique sur son propre territoire ; c’est aussi pour cela qu’elle est hostile à ce qui se passe en Syrie.
Enfin, il y a eu la campagne électorale avec un discours très nationaliste du principal candidat. La Russie, aujourd’hui, peut-elle ouvrir les yeux sur ce qui se passe véritablement en Syrie et évoluer pour que la communauté internationale puisse enfin intervenir ? Je l’espère de tout cœur.
Je voudrais enfin ajouter quelque chose : il y a une différence fondamentale entre la Syrie et la Libye. Le peuple libyen est un peuple relativement homogène, ce sont à 95 % des sunnites. Le peuple syrien est profondément divisé et si nous donnons des armes à une certaine fraction de l’opposition en Syrie, nous allons avoir une guerre civile. Cela pourrait être une catastrophe encore plus grande que ce qui existe aujourd’hui.
Q - Vous avez dit qu’un régime qui opprime et massacre son peuple comme en Syrie ne peut pas tenir longtemps. Donc ce régime va tomber si on vous écoute. Comment va-t-on faire après ? N’y aura-t-il pas une guerre civile inéluctable ?
R - Je ne pense pas. La Ligue arabe s’est engagée et a proposé un plan ; ce fut un moment important dans le conflit. Ce sont les voisins de la Syrie qui sont les principaux concernés. La Ligue arabe demande non pas - et c’est exact lorsqu’on lit bien son plan - le départ de Bachar Al-Assad, mais le transfert des pouvoirs à son vice-président pour organiser la constitution d’un gouvernement inclusif dans lequel l’opposition pourrait être représentée ; et ensuite la préparation d’un processus électoral avec des élections libres.
Voilà le plan de sortie de cette crise ; comme les Égyptiens sont en train, là aussi dans la difficulté, d’essayer de le mener à bien ; comme les Tunisiens l’ont fait. Il y a eu en Tunisie l’élection d’une Assemblée constituante - et les choses progressent - comme les Libyens se préparent à le faire.
Voilà la porte de sortie.
Q - Ce qui veut dire que le régime Assad doit tomber mais pas tout à fait sans quoi c’est l’inconnu…
R - Non, je dis que l’objectif est de donner aux Syriens la possibilité de s’exprimer librement. Cela doit se faire dans des élections libres comme il y en a eu globalement en Égypte et en Tunisie et comme il y en aura, je l’espère, en Libye.
Q - Cela passe par ce que l’on appelle une « solution yéménite » : exfiltrer Bachar Al-Assad en lui promettant la vie sauve et l’immunité quelque part dans le monde ?
R - C’est aux Libyens d’en décider, le moment venu, dans le cadre du plan de règlement que nous soutenons.
Q - Vous avez dit que le problème de la Syrie vous empêchait de dormir ?
R - Bien sûr que c’est une frustration extraordinaire. Bien sûr que j’aimerais trouver une solution pour arrêter ce massacre. J’ai dit au Conseil des droits de l’Homme à Genève que nous rassemblions les éléments pour pouvoir convaincre la communauté internationale de saisir la Cour pénale internationale parce qu’il y a eu des crimes de guerre. J’ai rencontré Mme Amos, la directrice de l’Office des Nations unies qui s’occupe de l’humanitaire. Elle est allée à Homs et a dit qu’elle était horrifiée par ce qu’elle avait vu. Il y a des crimes de guerre et, de mon point de vue, il faudra les sanctionner ; c’est à la Cour pénale internationale qu’il appartiendra de le faire.
Q - D’une façon générale, comme Hubert Védrine, vous dites que le « droit de l’hommisme » n’est pas une politique ?
R - En général, je suis à peu près d’accord sur tout avec lui, mais là je suis en désaccord formel.
Q - L’idéologie des droits de l’Homme ne règle pas les conflits ?
R - Bien sûr que non. Il est écrit dans le Livre Blanc que j’avais proposé au gouvernement, avec Louis Schweitzer il y a quelques années, que l’un des principes directeurs de la diplomatie française est la défense des droits de l’Homme et de la démocratie dans le monde.
Q - Cela n’y fait pas grand-chose ?
R - Si, bien sûr, notre discours est constant. En Afrique par exemple, le nombre de pays dans lesquels des élections relativement libres sont en train de se dérouler, au nom du principe démocratique et du respect des droits de l’Homme est impressionnant : au Niger, au Sénégal… Nous avons émis des critiques sur ce qui se passait au Sénégal et que se passe-t-il ? Le peuple sénégalais a fait preuve d’une très grande maturité démocratique. Le premier tour s’est déroulé convenablement et le deuxième se prépare dans le calme. Voilà ! Cette politique des droits de l’Homme marque des points.
Q - En Russie, M. Poutine est réélu pour des questions d’économie et de croissance et pas pour des raisons de libéralisation du régime et des droits de l’Homme !
R - Nous avons dit aussi que la Russie doit évoluer. Nous avons pris acte des critiques qui ont été apportées au déroulement des élections. Nous avons aussi constaté que ceux qui avaient dit qu’il existait des irrégularités reconnaissaient que, de toute manière, Poutine aurait été élu. Nous souhaitons que le régime évolue.
Je voudrais aller au bout de mon raisonnement. La défense des droits de l’Homme et de la démocratie est pour nous un principe fondamental, parce que je pense que sur le moyen terme il n’y a pas de régime dans le monde où nous vivons aujourd’hui qui puisse longtemps fouler au pied les droits de ses peuples. Pour autant, nous défendons les intérêts de la France. En tant que chef de la diplomatie française, je me sens comptable des intérêts de la France. Vous me direz que c’est un double langage, de la realpolitik… Non, je crois qu’il s’agit d’être ferme sur les principes tout en tenant compte des réalités.
Q - La France entretient le deuxième ou le troisième réseau d’agences diplomatiques et d’ambassades à travers le monde, tout cela est fort coûteux. Je sais bien que le Quai d’Orsay a fait des sacrifices financiers considérables depuis une dizaine d’années, reste que tout cela reste très coûteux.
Il y a de nombreux projets de fusionner notre outil diplomatique avec celui d’autres pays européens comme l’Allemagne. Pensez-vous qu’il est raisonnable pour un pays comme le nôtre de continuer à entretenir un réseau d’ambassades dans des pays de peu d’intérêt finalement pour nous mais peut-être d’intérêt pour l’Union européenne en tant que telle ?
R - Je crois qu’il faut se poser une autre question. La France a-t-elle toujours l’ambition d’avoir une grande politique étrangère ? La France pense-t-elle qu’elle a un rôle à jouer sur la scène mondiale ? Y a-t-il une attente dans le monde des positions françaises ? Ma réponse à ces questions est définitivement oui. Je le constate, comme je l’avais déjà constaté entre 1993 et 1995, la France à un message à délivrer sur la scène internationale.
Q - C’est le même que celui de l’Union européenne ?
R - Non, c’est un message souvent cohérent avec celui de l’Union européenne mais la voix de la France a beaucoup plus de portée que celle de l’Union européenne sur un certain nombre de questions.
Q - Vous parlez de Mme Ashton, vous savez, celle que l’on n’entend pas…
R - Ce n’est pas tout à fait vrai, il ne faut pas être trop sévère. C’est un poste récent, c’est difficile. Avant de parler, il faut qu’elle mette d’accord 27 ministres. C’est la raison pour laquelle la France a un rôle à jouer.
Je pense que la France doit continuer à avoir une politique étrangère autonome, coordonnée avec celle de l’Europe, mais qui porte le message français. A partir de là, il nous faut un réseau diplomatique. Vous avez dit que le Quai d’Orsay avait fait des efforts, c’est l’administration civile qui, depuis dix ans, a le plus réduit ces effectifs. D’un côté, on nous dit que l’on « est à l’os » et que nous n’avons plus les moyens et, de l’autre côté, on nous dit que nous avons encore un réseau trop important. Je crois que nous avons aujourd’hui un réseau bien calibré, un réseau culturel en particulier qui est sans exemple au monde et qui est très important pour le rayonnement de notre langue et de notre pensée.