WWIII : Vers une extinction de l'humanité par nos guerres et notre manière de vivre et de voir l'avenir.
Le jeu américano-russe. Histoire et implications
Par Gordon M. Hahn – Le 5 décembre 2017 – Source Son blog
Les nouvelles « révélations » selon lesquelles Hillary Clinton, son bureau de campagne présidentielle et le Comité national démocrate sont à l’origine du « dossier Trump » largement discrédité, et ont financé ses exécutants, GPS Fusion et l’ancien agent de renseignement britannique Richard Steele, ainsi que la nouvelle selon laquelle un enquêteur du FBI a été retiré de l’injonction à témoigner pour l’empêcher de témoigner sur les pots-de-vin qu’a reçu Clinton pour avoir accordé à la Russie l’accès à 20% de l’uranium américain, ont entrainé une nouvelle vague de démentis.
Certains faiseurs d’opinion américains, comme Glenn Beck, affirment que cela démontre que le dossier financé par Clinton, l’affaire de l’uranium et la prétendue collusion de Trump avec la Russie « ne concerne pas Donald Trump et n’a rien à voir avec Hillary Clinton » mais a plutôt à voir avec la Russie. En d’autres termes, l’implication présumée de la Russie avec Trump maintenant et les Clinton avant « a corrompu les deux partis » selon Beck. Les Américains devraient donc en conclure que ni les Clinton, ni les Trump, ni la politique de plus en plus sordide de l’Amérique ne sont à blâmer. Au contraire, une fois de plus, seuls Poutine et la Russie sont à blâmer. Poutine a corrompu la politique américaine, et les Américains n’ont pas pu y faire grand chose. Cela laisse donc de l’espace pour que les Étasuniens continuent à faire la morale à Moscou et au reste du monde, poursuivent les sanctions qui affaiblissent l’économie mondiale et l’expansion de bases militaires dans toute l’Eurasie – la recette pour un désastre mondial.
Beck prétend que « Vladimir Poutine corrompt les deux camps ». Non, Poutine a été capable de traiter et négocier avec des Républicains et des Démocrates déjà corrompus. La longue et riche histoire de corruption politique ou d’autres formes de corruption parmi les Clinton est bien connue, et pourtant une partie de l’opinion publique américaine a à plusieurs reprises, sur plusieurs décennies, continué à soutenir et à voter pour les Clinton et leurs alliés. Les conservateurs comme Beck (et moi-même) s’opposent à la corruption du Parti républicain et aux accommodements des Démocrates. Faut-il en conclure que Whitewater, Monicagate, etc., etc., etc. sont postérieurs à la corruption russe, l’implication présumée de la Russie dans notre système et son influence présumée sur celui-ci ?
En fait, la réalité est tout l’inverse : les Américains corrompus ont donné un nouvel élan et mis leur imprimatur sur le niveau inévitablement élevé de corruption qui a touché le processus de démantèlement de l’économie soviétique, fortement centralisée, complètement détenue par l’État et en pleine chute. Au début de la Russie post-soviétique, ce sont des éléments américains corrompus qui, au lieu d’imposer à la Russie les idéaux et les pratiques démocratiques et de transparence, ont plutôt développé des stratagèmes corrompus et se sont alliés aux corrupteurs russes au sein de l’administration de Boris Eltsine. Il suffit de se rappeler ceci : le délit d’initié manigancé par Andrei Shleifer–Jonathan Hay (deux conseillers américains de l’administration Eltsine) qui ont volé des millions de dollars ; les 50 subventions qui ont été accordées à des Étasuniens pour proposer des plans de transformation de l’industrie du transport russe ont été comptabilisées comme des « aides à la Russie ». Le plan de privatisation russe, soutenu par les États-Unis, qui a carrément donné des milliards de dollars en biens d’État à d’anciens « directeurs communistes » et oligarques nouvellement formés plutôt qu’aux citoyens russes afin de créer une nation d’actionnaires, comme cela avait été promis ; et – en parlant d’« ingérence dans les élections » le soutien financier direct de l’administration Clinton à la campagne présidentielle d’Eltsine en 1996. Cela explique en grande partie, avec l’OTAN et l’élargissement de l’UE, la montée en puissance du concept de « démocratie souveraine » le succès de Vladimir Poutine en Russie et l’alliance sino-russe.
Non seulement les Clinton, Trump, les Démocrates et les Républicains d’aujourd’hui sont impliqués dans la corruption américaine aux côtés des Russes, mais l’administration Clinton, l’élite américaine et la communauté politique russe sont profondément impliquées dans l’émergence de la corruption et des oligarques russes depuis le début des années 1990 et portent donc une grande responsabilité dans le déclin de l’intérêt de la population russe pour la démocratie et le libéralisme économique de style occidental. Tout cela laisse encore de côté la catastrophe stratégique de l’administration Clinton, qui a consisté à pousser à l’élargissement de l’OTAN sans la Russie, aliénant encore plus la population et l’élite russes de l’Occident. Le dédain à l’égard de la politique intérieure a été parallèle à l’expansionnisme bureaucratique et militaire à l’étranger, sous couvert de l’OTAN et de l’UE.
Parlons donc de Paul Manafort et de l’Ukraine, qui a déclenché la discussion biaisée de Beck. Beck ne sait rien de l’Ukraine. Ainsi, selon Beck, « Manafort a mis Ianoukovitch au pouvoir ». Mais tout le monde couchait avec Ianoukovitch – Moscou, Washington et Bruxelles – à l’exception de l’opposition ukrainienne qui l’a précédé au pouvoir, également corrompue, et les partisans de l’ultranationalisme ukrainien et du néofascisme. Comme en Russie, en Ukraine, il n’y a pas beaucoup de bons gars, si l’on entend par cela des courants pro-démocratiques. Les États-Unis appuyaient les efforts visant à faire entrer l’Ukraine de M. Ianoukovitch dans l’OTAN et l’UE. L’OTAN coopérait activement avec M. Ianoukovitch dans le cadre de nombreux programmes militaro-militaires. L’UE était sur le point de signer un accord d’association avec l’Ukraine de M. Ianoukovitch, mais celui-ci a fait marche arrière, provoquant des manifestations qui avaient été préparées par les programmes occidentaux de promotion de la démocratie. Jusque là l’Occident était resté silencieux sur ce qui ce qui a soudainement été montré comme la monstrueuse corruption de Ianoukovitch. La CIA, la NSA, le MI8, etc., ne le savaient donc pas avant les manifestations de Maidan ? Si c’est le cas, ils devraient être dissous pour incompétence. Mais il est clair qu’il a fait comme les dirigeants occidentaux, et que cette corruption pouvait être négligée aussi longtemps que Ianoukovitch acceptait de rapprocher l’Ukraine de l’OTAN et de l’UE. Lorsqu’il s’est opposé à l’accord d’association avec l’UE, l’Occident s’est opposé à lui. On pourrait appeler ça de l’extorsion internationale. Certes, le Kremlin jouait le même jeu ; un jeu que les Russes de l’époque post-soviétique, prêts à se réformer et à accueillir l’Occident, ont durement appris dans les années 1990 par rapport à la relation entre leur propre pays et l’Occident : des efforts manipulateurs et sans pitié de promotion de la démocratie et du libéralisme économique, l’élargissement de l’OTAN et l’élargissement de l’UE.
Le fait est qu’il faut être deux pour danser le tango. Ce n’est pas le corrupteur ou le corrompu qui est coupable, mais les deux. Certes, la corruption en Russie est pire qu’ici en Amérique et dans la majeure partie de l’Europe, mais nous rattrapons ce retard à grande vitesse. Le lobbying omniprésent de Washington, la politique de portes tambours du gouvernement globaliste et des professionnels de la politique sans limite de durée ont depuis longtemps provoqué la corruption. L’étatisation des soins de santé par l’administration Barack Obama – 16% de l’économie américaine – la régulation massive de la vie économique et sociale, l’utilisation de l’appareil d’État, y compris mais non limité à l’IRS [Internal Revenue Service, l’organisme chargé de récolter les impôts, NdT], pour punir les « ennemis » politiques, comme Obama le dit des Républicains, et beaucoup d’autres choses ont conduit à ce que l’on pourrait appeler la « nouvelle convergence » entre l’Est et l’Ouest ou la « Poutinisation » de l’Amérique. L’utilisation par l’administration Obama du FBI pour payer les frais de la recherche sur l’opposition dans le dossier Trump – le FBI était d’accord puis a reculé après la publication du dossier – vous rappelle-t-elle quelque chose ? Appelez-ça comme vous voulez, mais l’épidémie croissante de corruption en Amérique est en grande partie provoquée par l’intérieur, ce qui n’est pas bon et ne fait qu’empirer. Ajoutez à cela le politiquement correct, le déclin de l’éducation et une culture populaire dégradante et décadente, et vous obtenez ce que nous avons actuellement.
Certes, les élites politiques du monde entier sont de plus en plus entremêlées et corrompues, et les formes de corruption américaines, russes, européennes et, en fait, mondiales, politiques et autres, renforcent maintenant leur emprise sur l’ensemble du système politique américain et sa politique internationale. Ainsi, la corruption américaine est accentuée par les cultures étrangères corrompues, et celle de la Russie n’en est qu’une, et loin d’être la pire. L’accent mis par les États-Unis sur la corruption russe est une conséquence indirecte du problème sécuritaire de la « nouvelle guerre froide » créée par l’élargissement de l’OTAN. C’est la résistance de la Russie à la présence de l’OTAN à sa frontière qui incite l’Occident à se concentrer sur le manque de démocratie et d’État de droit de Moscou de nos jours, tout comme la découverte soudaine par l’Occident de la corruption de Ianoukovitch est venue avec sa décision de retarder la signature de l’accord d’association avec l’UE pour répondre aux préoccupations économiques et géopolitiques russes à l’automne 2013.
Ce problème a d’importantes implications pour la politique étrangère et intérieure américaine. Premièrement, dans la mesure où le dilemme sécuritaire russo-occidental intensifie le conflit entre Washington et Bruxelles, d’une part, et la Russie et de plus en plus la Chine, d’autre part, la politique intérieure dans tous ces pays continuera à pousser à un antagonisme croissant à l’égard des autres, augmentant la probabilité d’une guerre. Deuxièmement, les années 1990 et l’histoire récente suggèrent une fois de plus que les États-Unis ont un droit et une capacité limités de répandre la démocratie à l’étranger, encore moins de créer un antagonisme entre les régimes les moins corrompus et autoritaires contre les régimes les plus corrompus et autoritaires. Ils ne peuvent répandre la démocratie et le capitalisme que par l’exemple, en étant véritablement cette « ville brillante sur la colline » dont rêvait le défunt président Ronald Reagan.
Par conséquent, plutôt que de répandre la démocratie à l’étranger par des mesures activistes et déstabilisantes de « promotion de la démocratie » les Américains feraient mieux de mettre en œuvre un renouveau démocratique à l’intérieur de leur pays, de décentraliser le pouvoir de Washington vers les États et les localités (ce que Moscou, la Belgique, Madrid et d’autres pourraient imiter), d’instituer des limites de mandat à tous les niveaux de pouvoir, de jeter la politique de portes tambours et ses occupants dans la poubelle de l’histoire et de limiter prudemment la charge excessive due à la politique étrangère des États-Unis.
Malheureusement, la politique américaine atteint trop rarement de tels sommets. Les réformes pro-marché du président Calvin Coolidge, les guerres mondiales I et II et le mouvement pour les droits civiques sont quelques exceptions. De plus en plus, Washington et le pays dans son ensemble éloignent l’Amérique de cette « ville brillante sur la colline » et de la promesse glorieuse écrite dans sa Constitution et sa Déclaration d’indépendance. L’état d’esprit actuel de l’Amérique la pousse plus profondément dans la boue et la saleté du caniveau autoritariste qui a été créé pour servir de refuge. Ceci, plus que tout autre chose, explique l’esprit commun des Clinton et de Poutine, les déboires en Syrie et en Ukraine, la persistance du djihadisme mondial et le chaos, l’instabilité et la laideur croissante de la politique internationale. Quand il n’y a pas ou trop peu d’adultes dans la pièce, les enfants s’y lâchent pour la ruiner.
Gordon M. Hahn est chercheur au Center for Terrorism and Intelligence Studies (CETIS).
Histoire du déclin de la classe active blanche aux États-Unis
Par James Petras et Robin Eastman-Abaya – Le 7 janvier 2018 – Source DefendDemocracy
Introduction : Aux États-Unis, la classe ouvrière blanche a été décimée par une épidémie de « décès prématurés » – un terme neutre pour masquer la baisse de l’espérance de vie dans ce segment démographique historiquement important. Il y a eu des études et des rapports peu diffusés décrivant cette tendance de manière générale – mais leurs conclusions ne sont pas encore entrées dans la conscience nationale pour des raisons que nous tenterons d’explorer dans cet essai.
En effet, c’est la première fois dans l’histoire du pays en temps de paix que sa population active traditionnelle a connu un déclin démographique aussi dramatique – et l’épicentre de ce phénomène se situe dans les petites villes et les communautés rurales des États-Unis.
Les causes de ces « décès prématurés » (avant l’espérance de vie normale, généralement à cause d’affections évitables) sont l’augmentation brutale des suicides, les complications non traitées du diabète et de l’obésité et, surtout, l’« empoisonnement accidentel » – un euphémisme utilisé pour décrire ce qui constitue le plus souvent des surdoses de médicaments sous ordonnance et illicites et des mélanges médicamenteux toxiques.
Personne ne connaît le nombre total de décès de citoyens américains dus aux surdoses et aux mélanges médicamenteux mortels au cours des 20 dernières années, tout comme aucun organisme central ne tient les comptes du nombre de pauvres tués par la police à l’échelle nationale. Mais commençons par un chiffre conservateur, 500 000 victimes, pour la plupart des travailleurs blancs de la classe ouvrière, et mettons au défi les autorités de produire des statistiques réelles avec de vraies critères. En effet, ce nombre pourrait être beaucoup plus élevé s’il incluait les « erreurs de médication » survenant en milieu hospitalier et dans les foyers de soins.
Au cours des dernières années, des dizaines de milliers d’Américains sont morts prématurément à cause de surdoses médicamenteuses ou de mélanges toxiques, la plupart du temps liées à des analgésiques narcotiques prescrits par des médecins et d’autres fournisseurs. Parmi ceux qui meurent de plus en plus souvent des suites d’une surdose d’opioïdes illégaux, surtout d’héroïne, de fentanyl et de méthadone, la grande majorité sont d’abord devenus dépendants aux puissants opioïdes synthétiques prescrits par la communauté médicale, fournis par les grandes chaînes de pharmacies et fabriqués avec des marges de profit incroyables. Dans le fond, cette épidémie a été encouragée, subventionnée et protégée par le gouvernement à tous les niveaux et reflète la protection d’un marché médico-pharmaceutique privé maximisant les profits et devenu sans limite.
On ne voit cela nulle part ailleurs dans le monde à un tel niveau. Par exemple, en dépit de son penchant pour l’alcool, l’obésité et le tabac – la population de patients britanniques a été essentiellement épargnée par cette épidémie parce que leur système national de santé est réglementé et fonctionne avec une éthique différente : le bien-être des patients est valorisé par rapport au profit brut. On peut penser que cela aurait été le cas aux États-Unis si un système national de santé à payeur unique avait été mis en place.
Face à l’augmentation des décès d’anciens combattants irakiens et afghans par overdose ou par suicide aux opioïdes sous ordonnance et aux mélanges médicamenteux, le général des forces armées et le corps médical ont demandé une audience en urgence au Sénat américain, en mars 2010, au cours de laquelle les témoignages ont montré que les médecins militaires avaient rédigé 4 millions d’ordonnances de stupéfiants puissants en 2009, soit quatre fois plus qu’en 2001. Les sénateurs, dirigés par Jim Webb de Virginie, ont mis en garde contre l’idée de jeter un éclairage négatif sur la Big Pharma alors qu’elle compte parmi les principaux donateurs pour les campagnes politiques.
L’image publique datant des années 1960 du soldat revenant du Vietnam, accoutumé à l’héroïne, image qui avait choqué la nation, s’est transformée en vétéran du nouveau millénaire dépendant à l’Oxycontin / Xanax, grâce aux contrats gigantesques de Big Pharma avec les forces armées américaines, les médias regardant de l’autre coté.
Aucune autre population pacifique, depuis la Guerre de l’opium de 1839, n’a été aussi dévastée par une épidémie de drogue encouragée par un gouvernement. Dans cette guerre, l’Empire britannique et son bras commercial, The East India Company, cherchaient un marché pour leurs énormes récoltes d’opium venant d’Asie du Sud et ont utilisé l’armée et des alliés mercenaires chinois pour imposer une distribution massive d’opium au peuple chinois, s’emparant de Hong Kong pour en faire une plaque tournante de leur commerce d’opium impérialiste. Alarmé par les effets destructeurs de la toxicomanie sur sa population productive, le gouvernement chinois a tenté d’interdire ou de réglementer la consommation de stupéfiants. Sa défaite aux mains des Britanniques marque le déclin de la Chine dans un statut semi-colonial pour le siècle prochain ; telle est l’une des conséquences d’avoir une population dépendante.
Cet article identifiera (1) la nature, sur le long terme, des décès provoqués par les drogues, (2) la dynamique de la « transition démographique due aux surdoses » et (3) l’économie politique de la dépendance aux opioïdes. Le présent document ne cite pas de chiffres ou de rapports – ils sont largement disponibles. Cependant, ils sont éparpillés, incomplets et généralement dépourvus de tout cadre théorique permettant de comprendre, et encore moins de faire face au phénomène.
Nous conclurons en discutant la question de savoir si chaque « mort par prescription médicale » doit être considérée comme une tragédie individuelle, un deuil privé ou un crime d’entreprise alimenté par la cupidité ou même un modèle de « grand roman de social-darwinisme » mené par un organe de décision élitiste.
Depuis l’avènement des grands changements politico-économiques induits par le néolibéralisme, la classe oligarchique américaine est confrontée au problème d’une population importante et potentiellement réactive, composée de millions de travailleurs marginalisés, de membres de la classe moyenne dont le niveau de vie diminue, rendus inutiles par la « globalisation » et d’une classe rurale armée, qui sombrent de plus en plus profondément dans la misère. En d’autres termes, lorsque le capital financier et les instances dirigeantes élitistes voient dans ce contexte une population « inutile » de travailleurs blancs, d’employés et de pauvres, quelles mesures « pacifiques » peuvent-elles être prises pour faciliter et encourager leur « déclin naturel » ?
Une tendance similaire était apparue au début de la crise du sida, quand l’administration Reagan a délibérément ignoré les morts soudaines parmi les jeunes Américains, en particulier les minorités, en adoptant l’approche moraliste consistant à « blâmer la victime », jusqu’ à ce que l’influente communauté gay s’organise et exige une action du gouvernement.
L’échelle et l’étendue des décès liés aux médicaments
Au cours des deux dernières décennies, des centaines de milliers d’Américains en âge de travailler sont morts des suites de la consommation de médicaments. Le manque de données solides est en lui-même un scandale. Ce manque est dû à un système fragmenté, incompétent et délibérément incomplet de dossiers médicaux et de certificats de décès, en particulier dans les zones rurales pauvres et les petites villes où il n’y a pratiquement aucun soutien pour la production et la tenue de registres de qualité. Ce grand vide de données est multiforme et entravé par des problèmes de régionalisme et d’absence de directives gouvernementales claires en matière de santé publique.
Au début de la crise, les professionnels de la santé étaient en grande partie dans le « déni » et mis sous pression pour certifier que les décès « soudains » étaient « naturels et dus à des conditions préexistantes ». Cela malgré la preuve accablante de prescriptions excessivement imprudentes de la part de la communauté médicale locale. Il y a quinze à vingt ans, les familles des victimes, isolées dans leurs petites villes, ont peut-être trouvé un certain réconfort à court terme en voyant le terme « naturel » associé à la mort prématurée de leur proche. Il est compréhensible qu’un diagnostic de « décès par overdose » puisse provoquer une honte sociale et personnelle énorme dans les familles ouvrières blanches des régions rurales et des petites villes qui associaient traditionnellement les narcotiques aux minorités urbaines criminelles. Elles se croyaient immunisés contre ce problème de « grande ville ». Ils faisaient confiance à « leurs » médecins qui, à leur tour, faisaient confiance aux affirmations de Big Pharma disant que les nouveaux opioïdes synthétiques n’étaient pas addictifs et pouvaient être prescrits en grandes quantités.
Malgré la lente prise de conscience de ce problème par la communauté médicale locale, il y a eu peu de tentatives publiques d’éduquer cette population à risque et encore moins de tentatives d’endiguer la sur-prescription des médecins et des cliniques privés. Ni eux, ni les infirmières et les assistantes médicales n’ont informé les patients sur les immenses dangers de combiner opioïdes et alcool ou tranquillisants. En fait, beaucoup de médecins ne savaient même pas ce que d’autres prestataires avaient prescrit à leurs patients. Il n’était pas inhabituel de voir des jeunes adultes en bonne santé avec différentes ordonnances prescrites par plusieurs prestataires.
Au cours des dernières décennies, sous la pression du régime néolibéral, les budgets des services de santé des comtés ruraux ont été supprimés par le biais de programmes d’austérité promus par les entreprises. À la place, le gouvernement fédéral a ordonné qu’ils mettent en œuvre des plans coûteux et absurdes pour lutter contre le « bioterrorisme ». Souvent, les services de santé n’avaient pas le budget nécessaire pour payer les coûteux tests de toxicologie médico-légale requis pour documenter les niveaux de drogue dans les cas suspects de surdose au sein de leur propre population.
Tous les regards officiels se sont concentrés sur la « guerre contre la drogue » celle menée contre la population pauvre et minoritaire urbaine. Les petites villes, où les médecins prescripteurs abusifs forment les piliers des églises locales ou des country clubs, souffraient en silence. Le grand public a été bercé par la mauvaise éducation des médias qui l’a poussé à croire que la toxicomanie et les décès qui y sont liés étaient un problème de « centre-ville » un problème qui nécessitait la réaction raciste habituelle consistant à remplir les prisons de jeunes Noirs et d’Hispaniques pour des délits mineurs ou la possession de drogue.
Pendant ce temps, les enfants blancs de la classe ouvrière commencèrent à composer le 911… parce que « Maman ne se réveillait pas… ». Maman, avec ses patchs de fentanyl sous ordonnance, a pris un Xanax de trop et cela a dévasté toute une famille. C’est un cas parmi une épidémie qui fait rage. Partout dans le pays, ces cas alarmants se multiplient. Certains comtés ruraux ont vu la proportion de nourrissons dépendants, nés de mères toxicomanes, submerger leurs systèmes hospitaliers non préparés. Et les pages nécrologiques locales publiaient un nombre croissant de jeunes noms et de visages au côté de personnes très âgées – sans jamais imprimer aucune explication sur leur disparition prématurée alors qu’ils pouvaient consacrer des paragraphes entiers à un octogénaire disparu.
Les tendances récentes montrent que les décès dus à la drogue (surdose d’opiacés et mélanges mortels avec d’autres drogues et l’alcool) ont eu un impact majeur sur la composition de la main-d’œuvre locale, les familles, les communautés et les quartiers. Cela se reflète dans la vie des travailleurs, dont la vie personnelle et l’emploi ont été gravement affectés par les délocalisations d’usines, la réduction des effectifs, les réductions salariales et les réductions des prestations de santé. Les systèmes de soutien traditionnels, qui fournissaient une aide aux travailleurs victimes de ces tendances, tels que les syndicats, les travailleurs sociaux publics et les professionnels de la santé mentale, étaient soit incapables, soit réticents à intervenir avant ou après l’apparition du fléau de la toxicomanie.
La dynamique démographique des décès dus à la drogue
Presque tous les rapports publiés ignorent la démographie et l’impact sur les différentes classes sociales des décès liés aux médicaments sur ordonnance. La majorité des personnes tuées par les drogues illégales étaient d’abord dépendantes des stupéfiants légaux prescrits par leurs fournisseurs. Seules les morts par overdose de célébrités font la une des journaux.
La plupart des victimes sont des travailleurs à bas salaire, sans emploi ou sous-employés de la classe ouvrière blanche. Leurs perspectives d’avenir sont sombres. N’importe quel rêve d’établir une vie familiale saine avec un seul salaire dans le « cœur de l’Amérique » serait accueilli par des rires. Il s’agit d’une part énorme de la population nationale qui a connu une forte baisse de son niveau de vie en raison de la désindustrialisation. La majorité des victimes de surdose mortelle sont des hommes blancs en âge de travailler, mais avec une forte proportion de femmes de la classe ouvrière, souvent des mères ayant des enfants. Il y a peu de discussions sur l’impact d’un décès par surdose d’un membre en âge de travailler sur la famille élargie. Cela inclut les grands-mères dans la cinquantaine. Dans ce contexte démographique, les femmes assurent souvent une cohésion et une stabilité essentielles sur plusieurs générations en âge critique.
Il semble que les minorités américaines ait échappé jusqu’à présent à cette épidémie. Les Noirs et les Hispano-Américains sont déjà déprimés et marginalisés au niveau économique depuis bien plus longtemps et le taux moins élevé de décès liés aux médicaments prescrits au sein de leur population pourrait refléter une plus grande résilience. Cela reflète certainement leur accès limité à la communauté médicale du secteur privé qui a tendance à sur-prescrire – un sombre paradoxe quand la « négligence » médicale devient « inoffensive ».
Bien qu’il y ait peu d’études basées sur des critères de classe examinant les tendances des « décès par surdose » chez les minorités urbaines et les Blancs des régions rurales / petites villes dans les départements universitaires de sociologie, de santé publique ou d’études sur les minorités, des données partielles et des observations personnelles suggèrent que les populations urbaines minoritaires sont plus susceptibles d’aider un voisin ou un ami en surdose que dans la communauté blanche où les toxicomanes sont plus susceptibles d’être isolés et abandonnés par les membres de la famille, par honte. Même la pratique consistant à « balancer » un ami en surdose à l’entrée d’un service des urgences et à s’enfuir a sauvé de nombreuses vies. Les minorités urbaines ont un meilleur accès aux salles d’urgence chaotiques des grandes villes, où le personnel médical sait reconnaître et traiter les cas de surdose. Après des décennies de luttes pour les droits civils, les minorités sont peut-être plus habiles à faire valoir leurs droits en ce qui concerne l’utilisation des ressources publiques. Il peut même y avoir une culture de solidarité relativement plus forte parmi les minorités marginalisées dans la fourniture d’assistance ou une prise de conscience des conséquences de ne pas amener son voisin aux urgences. Ces mécanismes de survie urbaine sont largement absents dans les zones rurales blanches.
À l’échelle nationale, les médecins américains ont longtemps été dissuadés de prescrire des opioïdes synthétiques puissants à des patients minoritaires, même à ceux qui souffraient de douleurs importantes. Il y a plusieurs facteurs ici, mais la communauté médicale n’est pas à l’abri du stéréotype de l’hispanique ou du noir accro ou dealer. Peut-être que ce « racisme » médical répandu dans le contexte de l’épidémie d’opioïdes sur ordonnance a eu un effet paradoxal.
Quelle qu’en soit la raison, les toxicomanes des minorités urbaines, alors qu’ils font des overdoses en grand nombre, sont plus susceptibles d’y survivre que dans les petits villages ou les Blancs des zones rurales, peu familiers avec les narcotiques et leurs effets.
Dans les régions rurales et les petites villes (désindustrialisées) du cœur des États-Unis, la solidarité entre les communautés et les familles s’est effondrée. Cela a fait suite à la destruction d’une base d’emploi stable vieille d’un siècle, en particulier dans les secteurs manufacturier, minier et agricole. Seule la Russie post-soviétique a connu une tendance similaire à la baisse de l’espérance de vie due à l’« empoisonnement » (alcool et drogues), à la suite de la destruction de son système socialisé de plein emploi et de l’effondrement de tous les services sociaux. En outre, la perte de l’appareil policier soviétique répressif et la montée en puissance d’une classe d’oligarques mafieux avaient provoqué un énorme approvisionnement d’héroïne en provenance d’Afghanistan.
La croissance de la dépendance aux opioïdes n’est pas fondée sur un « choix personnel » et n’est pas non plus le résultat de changements dans les styles de vie. Alors que toutes les classes et tous les niveaux d’éducation figurent parmi les victimes, l’écrasante majorité sont des travailleurs blancs jeunes et des pauvres. Cela touche tous les groupes d’âge, y compris des adolescents qui se remettent d’une blessure sportive et les personnes âgées souffrant de douleurs articulaires et dorsales. La poussée de la toxicomanie est le résultat de changements majeurs dans l’économie et la structure sociale. Les régions les plus touchées par les décès dus aux surdoses sont celles qui connaissent un déclin profond, prolongé et permanent, comme les régions de la Rust belt, les petites villes manufacturières de la Nouvelle-Angleterre, le nord de l’État de New York, la Pennsylvanie et le sud rural, ainsi que les régions agricoles, minières et forestières de l’ouest.
C’est le résultat de décisions prises par des dirigeants privés (1) de délocaliser des entreprises américaines productives à l’étranger ou dans des régions lointaines et non syndiquées du pays, (2) de forcer des employés autrefois bien payés à occuper des emplois moins bien rémunérés, (3) de remplacer les travailleurs américains par des immigrants étrangers qualifiés et non qualifiés ou des « intérimaires » mal payés, (4) de couper les prestations de retraite et de santé et (5) d’introduire de nouvelles technologies – y compris des robots – qui réduisent la main-d’œuvre. Ces changements dans la relation entre le capital et le travail ont créé d’énormes profits pour les cadres supérieurs et les investisseurs, tout en produisant une main-d’œuvre excédentaire, ce qui exerce une pression encore plus grande sur les jeunes travailleurs débutants et les travailleurs avec de l’ancienneté. Pendant des décennies, il n’y a pas eu de programme efficace de protection de l’emploi et de création d’emplois durables pour contrer le déclin de l’emploi bien rémunéré. Les bons emplois ont été remplacés par le salaire minimum, le secteur des services ou des emplois temporaires mal rémunérés dans le secteur manufacturier, sans avantages sociaux ni protections. Partout dans le cœur de ce pays dévasté, des programmes très coûteux, tel que « Start-Up New York » n’ont pas réussi à créer des emplois décents tout en gaspillant des centaines de millions de dollars d’argent public en relations publiques gratuites pour les politiciens de l’État.
L’épidémie de toxicomanie a été particulièrement meurtrière dans les régions où les pertes d’emplois industriels et la baisse des salaires du travail ont été les plus meurtrières, ainsi que dans les secteurs agricoles et agroalimentaires, qui, autrefois protégés, sont maintenant déprimés et où les emplois syndiqués ont été remplacés par des immigrants au salaire minimum. La perte d’emplois stables s’est accompagnée d’une réduction des services sociaux et de réductions considérables des prestations, alors même que ces services auraient dû être renforcés.
Précisément parce que ce soi-disant « problème médicamenteux » est lié à des changements démographiques majeurs résultant de mutations capitalistiques dynamiques, il n’a jamais été au centre de la recherche subventionnée par le gouvernement et les fondations d’entreprises dirigées par l’élite – contrairement à leur fixation sur la « radicalisation des musulmans » ou les « tendances de la criminalité urbaine ». La recherche avait tendance à se concentrer sur les « minorités » ou tout simplement à graviter à la périphérie du phénomène actuel. De bonnes études et données auraient fourni la justification et la base de programmes publics majeurs visant à protéger la vie des travailleurs blancs marginalisés et à renverser ces tendances fatidiques. L’absence de recherche et de données sur ce phénomène, qui dure depuis dix ans et qui touche l’ensemble du pays, justifie aussi l’absence flagrante de réponse gouvernementale efficace. Ici, la « négligence » n’a pas été « inoffensive ».
Parallèlement à l’augmentation de la dépendance aux opioïdes, on assiste à une augmentation astronomique de la prescription de psychotropes et d’antidépresseurs à la même population, phénomène également très rentable pour Big Pharma. Le fait de prescrire des médicaments aussi puissants et potentiellement dangereux, modifiant l’humeur, à des Américains en chute sociale pour « traiter » ou diminuer des angoisses et des réactions normales face à la détérioration de leur condition matérielle, a des conséquences profondes. On peut s’attendre à ce que ces personnes, souvent bénéficiaires d’une aide au chômage ou de MEDICAID, suivent un régime quotidien complexe comprenant jusqu’à neuf médicaments – en plus de leurs analgésiques narcotiques – tout en essayant de faire face à leur monde qui s’écroule.
Alors qu’un emploi digne et bien rémunéré permettrait de traiter efficacement le désespoir d’un travailleur marginalisé sans effet secondaire désagréable ou dangereux, la communauté médicale et de santé mentale a constamment envoyé ses patients à Big Pharma. Par conséquent, les analyses toxicologiques post-mortem montrent que des médicaments psychotropes et des antidépresseurs prescrits à plusieurs reprises, en plus des narcotiques, sont utilisés dans les cas de décès par surdose d’opioïdes. Bien que cela puisse constituer une abdication de la responsabilité du fournisseur de soins médicaux envers les patients, cela reflète aussi l’impuissance totale de la communauté médicale face à l’effondrement social systémique, celui qui se produit dans les communautés marginalisées où les décès par surdose de drogue se concentrent.
Les études démographiques, au mieux, identifient les victimes de la toxicomanie. Mais leur choix de considérer leur désespoir comme un « problème individuel » survenant dans un « contexte spécifique, actuel » ne tient pas compte des grandes structures politiques et économiques qui ont ouvert la voie à ces morts prématurés.
L’économie politique des décès par surdose
Lorsque le corps d’une jeune victime de surdose de la classe ouvrière est enfermé dans une morgue, son décès prématuré est qualifié d’« auto-infligé » ou de surdose « accidentelle » d’opioïde et une grande machine de camouflage est mise en route : la séquence qui mène à la mort est entourée de mystère, aucune compréhension plus profonde des facteurs socioculturels et économiques n’est recherchée. Au lieu de cela, la victime ou sa culture est blâmée pour le résultat final d’une chaîne complexe de décisions économiques et de manœuvres politiques capitalistes élitistes dans laquelle la mort prématurée d’un travailleur est un simple événement collatéral. La communauté médiane a simplement fonctionné comme la courroie de transmission dans ce processus, plutôt que comme un agent au service du public.
La grande majorité des décès par surdose sont en réalité victimes de décisions et de coups du sort qui échappent à leur contrôle. Leurs dépendances raccourcissent leur vie, obscurcissent leur compréhension des événements et minent leur capacité à s’engager dans une lutte de classe pour renverser cette tendance. C’est une solution parfaite aux problèmes démographiques prévisibles dus au néolibéralisme brutal en Amérique.
Wall Street et Washington ont conçu un plan macro-économique qui élimine des emplois décents, réduit les salaires et réduit les prestations. Par conséquent, des millions de travailleurs marginalisés et de chômeurs sont soumis à une tension énorme et ont recours à des solutions pharmacologiques pour endurer leur douleur parce qu’ils ne sont pas organisés. Le rôle de chef de file historique des syndicats et des organisations communautaires a été éliminé. Au lieu de cela, les travailleurs licenciés sont « chargés par Big Pharma » de creuser leurs propres tombes alors que les dirigeants de classe sont introuvables.
Deuxièmement, le lieu de travail est devenu beaucoup plus dangereux sous ce « nouvel ordre économique ». Les patrons ne craignent plus les syndicats et la réglementation en matière de sécurité : de nombreux travailleurs sont blessés par l’accélération du rythme de travail, la prolongation des heures de travail, la formation professionnelle déficiente et l’absence de surveillance fédérale des conditions de travail. Les travailleurs blessés qui ne bénéficient d’aucune protection judiciaire, syndicale ou d’un organisme public craignent à juste titre des représailles pour avoir signalé un accident du travail et recourent de plus en plus aux stupéfiants sur ordonnance pour faire face à la douleur aiguë et chronique tout en continuant de travailler.
Lorsque les employeurs permettent aux travailleurs de signaler leurs blessures, la faible couverture et les traitements limités disponibles, ils encouragent les fournisseurs de soins à prescrire des narcotiques en plus d’autres médicaments avec des interactions potentiellement dangereuses. De nombreuses cliniques de traitement de la douleur, sous contrat avec les employeurs, ont hâte de tirer profit des clients blessés, tandis que les sociétés pharmaceutiques promeuvent activement les narcotiques synthétiques puissants.
Une chaîne vicieuse se forme : la production en masse de narcotiques par l’industrie pharmaceutique compte parmi ses produits les plus rentables. Les chaînes de pharmacies privées fournissent les ordonnances rédigées par des dizaines de milliers de « revendeurs » (médecins, dentistes, infirmières et assistants médicaux) qui n’ont qu’un temps limité pour examiner un travailleur blessé. La détérioration des conditions de travail est à l’origine de la blessure et les travailleurs deviennent des consommateurs du remède miracle de Big Pharma – Oxycontin ou ses cousins – qu’une décennie de vendeurs de médicaments avait qualifié de « non addictifs ». Une longue lignée de professionnels hautement qualifiés, y compris des médecins et d’autres prestataires de soins, des pathologistes, des médecins légistes et des coroners documentent soigneusement la véritable cause, les patrons d’entreprises, afin de se protéger contre les représailles de l’entreprise si elles « lâchaient le morceau ». Derrière cette façade scientifique se cache aussi un darwinisme social que peu de gens sont prêts à affronter.
Ce n’est que récemment que le gouvernement fédéral a commencé à débloquer des fonds pour la recherche face au nombre incroyable d’hospitalisations et de décès attribuables à des surdoses de stupéfiants. Les chercheurs universitaires et médicaux ont commencé à recueillir et à diffuser des données sur l’épidémie croissante de décès par opiacés ; ils fournissent des cartes choquantes des comtés et régions les plus touchés. Ils se joignent au chœur pour exhorter les agences fédérales et étatiques à s’impliquer plus activement dans la technique habituelle : « éducation et prévention ». Cette poussée d’activité arrive deux décennies trop tard pour l’épidémie et empeste le cynisme.
Le financement de la recherche sur ce phénomène n’aboutira pas à des programmes efficaces à long terme pour faire face à ces petites « crises de capitalisme » communautaires. Il n’y a pas d’institution prête à s’attaquer à la cause fondamentale : la dévastation des relations de travail due au capitalisme de l’Amérique post-millénaire, la nature corrompue des liens entre l’État et les entreprises pharmaceutiques et le caractère chaotique et axé sur le profit de notre système médical privé. Très peu d’auteurs explorent comment un système de santé national public et à payeur unique aurait clairement empêché l’épidémie, dès le début.
Conclusion
Pourquoi l’État capitaliste et l’élite pharmaceutique entretiennent-ils un processus socio-économique qui a entraîné la mort à grande échelle et sur le long terme des travailleurs et des membres de leur famille dans les zones rurales et les petites villes d’Amérique ?
Une hypothèse toute faite et convaincante est que l’élite dynamique des entreprises modernes profite des résultats de « l’évolution démographique due aux surdoses ».
Les entreprises tirent des milliards de dollars de profits du « déclin naturel » des travailleurs licenciés : elles réduisent les prestations sociales et liées à l’emploi, comme les régimes de soins de santé, les pensions, les vacances, les programmes de formation professionnelle, ce qui permet aux employeurs d’augmenter les taux de profits, les gains en capital, les primes aux cadres et les augmentations. Les services publics sont éliminés, les impôts sont réduits et les travailleurs peuvent, en cas de besoin, être importés – entièrement formés – de l’étranger pour un emploi temporaire sur un « marché du travail libre ».
Les capitalistes profitent encore plus des gains technologiques – robots, informatisation, etc. – en veillant à ce que les travailleurs ne profitent pas d’horaires réduits ou de congés plus longs en raison de leur productivité accrue. Pourquoi partager les résultats des gains de productivité avec les travailleurs, alors que les travailleurs peuvent tout simplement être éliminés ? Les travailleurs insatisfaits peuvent se retourner contre eux-mêmes ou « prendre une pilule » mais sans jamais s’organiser pour reprendre le contrôle de leur vie et de leur avenir.
Les experts électoraux et les experts politiques peuvent prétendre que les travailleurs blancs américains rejettent les grands partis parce qu’ils sont « irrités » et « racistes ». Ce sont ces ouvriers qui se sont tourné vers un « Donald Trump ». Mais une analyse plus approfondie révélerait leur rejet rationnel de dirigeants politiques qui refusent de condamner l’exploitation capitaliste et de faire face à l’épidémie de mort par surdose.
Il y a une explication de classe pour ce véritable génocide par narcotiques qui fait rage parmi les travailleurs blancs et les chômeurs des petites villes et zones rurales d’Amérique : c’est la solution corporative « parfaite » face à une main-d’œuvre excédentaire. Il est temps pour les travailleurs américains et leurs dirigeants de se réveiller sur ce fait cruel et de résister à cette guerre des classes unilatérale ou de continuer à pleurer plus de morts prématurées en silence.
Et il est temps pour la communauté médicale d’exiger un système de santé national « centré sur le patient » qui récompense le service au détriment du profit et la responsabilité au détriment de la complicité silencieuse.
James Petras et Robin Eastman-Abaya
Sur le quatrième monde, ou le retour de la politique.
Par Hervé Juvin – Le 17 décembre 2017
Deuxième colloque de Chișinău (15-16 décembre 2017)
Quel est le monde dans lequel nous entrons ? Quel est le monde dans lequel nous nous engageons à vivre ?
Les organisateurs de ce colloque ont eu raison lorsqu’ils ont choisi ce sujet : la quatrième économie. Mais je ne suis pas sûr qu’ils aient raison s’ils veulent que nous limitions notre champ d’application aux seuls problèmes économiques actuels.
Ma réponse sera : le monde conduit par l’économie est le vieux monde. Nous ne regardons pas seulement l’échec misérable des institutions de Bretton Woods et de l’ordre libéral de l’Occident. Non seulement nous assistons à l’effondrement de la finance globalisée et des marchés interconnectés, mais aussi à celui d’un système dirigé par les Américains. Nous sommes les témoins de la fin de l’économie telle que nous la connaissions. Vous dites : économie ? Dites politique, idiot ! 1
Pour le dire franchement ; la quatrième économie ne concerne pas l’économie, elle concerne surtout la politique, « nous, les gens » contre « l’ego, moi, moi-même » et il s’agit aussi de spiritualité. La lettre encyclique du Pape François, « Laudato si » est peut-être le texte politique le plus important de la décennie. Il s’agit principalement de ce que nous appelons « l’écologie humaine ». Et il s’agit aussi d’économie. Parce qu’il s’agit de survie.
Nous avons quitté l’économie agraire quelque part au siècle dernier, à un moment où l’ère industrielle était à son apogée. Ensuite, nous sommes doucement passés à une économie financière et de l’information dans laquelle nous sommes plus ou moins intégrés. Permettez-moi de prendre un exemple. J’ai commencé mon activité professionnelle à une époque où les compagnies aériennes comparaient le nombre de vols qu’elles effectuaient et le nombre de clients qu’elle servaient par an ; où deux constructeurs automobiles comparaient la taille de leurs usines, le nombre de leurs employés et les voitures qu’ils produisaient. De nos jours, ils ne font que comparer leur Ebitda et le ROE ; leurs travaux ne concernent plus les clients ou les produits, mais seulement l’argent. Gagner de l’argent, à tout prix. Est-ce qu’ils savent même ce qu’ils produisent ?
Quelle est la prochaine grande chose ? Ne rêvez pas des biotechnologies, des nanotechnologies, de l’intelligence artificielle, etc. Tout cela est bon pour les gars de Davos et pour ceux qui ont développé une telle foi qu’ils croient que la technologie peut résoudre tous les problèmes que la technologie a créés et crée encore à grande échelle. Et il y en a beaucoup à venir ! Attendez-vous simplement à un cauchemar avec l’impact des inégalités croissantes ; non seulement la pauvreté, mais l’expulsion de la nature d’un nombre croissant de personnes, passant la plus grande partie de leur temps devant un écran, obsédés par Internet, et n’ayant aucun accès à la nature à aucun prix – dunes de sable, forêts, rivières, et le chant des oiseaux, tout cela devenant le privilège des très riches, les seuls à garder un accès direct et illimité à la nature.
Notre condition actuelle est façonnée par deux tendances puissantes ; une extinction massive de la diversité, à la fois naturelle et culturelle ; et le surgissement de l’économie comme vraie nature des êtres humains – le totalitarisme de l’ego.
Nous sommes proches d’une compréhension très précise que les deux constituent la plus grande menace contre la survie humaine, et que les deux appellent donc à une course à la vie. Le fait est que cette menace vient directement de ce qu’on nous dit de célébrer le plus : développement ; croissance ; technologie ; libre échange… Nous chérissons profondément la cause même de notre disparition, nous aimons ce qui nous amène au bord de l’extinction…
Laissez-moi dire quelques mots sur chaque question.
Vous lisez beaucoup de choses sur l’extinction massive des insectes, des grands mammifères, etc. En fait, il y a plus d’une centaine d’espèces différentes de poulets dans la nature ; 97% des fermes industrialisées n’élèvent que trois espèces de poulets. Selon la FAO, plus de dix mille espèces de légumes étaient consommées il y a un siècle. L’agro-industrie a réduit cette diversité à moins de 60% pour 90% de ses produits commerciaux. Et la superficie occupée par l’agro-industrie est trois fois plus élevée qu’il y a vingt ans, mais un tiers du sol fertile est surexploité et proche de la désertification, selon un rapport de la FAO récemment publié à Ordos, en Chine. Mais c’est encore plus inquiétant côté humain. Il y a quarante ans, plus de 8000 langues différentes avaient encore une communauté de locuteurs dans le monde. De nos jours, 7000 n’ont pas plus d’un ou deux locuteurs, et elles vont bientôt disparaître avec eux. Le nombre de langues humaines a été divisé par près de dix fois en un demi-siècle, et chaque langue perdue est une bibliothèque qui brûle ! Du logement à l’agro-industrie, des modèles sociaux aux cultures autochtones, de la gastronomie locale aux aliments transformés, le trésor vivant de la diversité humaine est sur le point de s’effondrer ; nous devons savoir que la diversité entre les espèces ainsi qu’entre les communautés humaines est le facteur clé de la survie. Et cet atout crucial est en jeu.
La puissante tendance derrière l’effondrement de la diversité naturelle et humaine est le surgissement de l’économie en tant que véritable nature humaine et en tant que foi religieuse. Ce que nous appelons économie est l’association explosive entre une économie extractive et une économie de la cupidité au nom des droits individuels de l’homme. Cela repose presque entièrement sur deux hypothèses.
Premièrement, les ressources naturelles sont en quantité illimitée. Et elles sont gratuites. Le prix des ressources naturelles n’est que le prix de leur extraction, de leur transport et de leur emballage. Le marketing compte aussi. Juste pour mettre dans les rêves de milliards de personnes des marques et des produits dont ils n’ont jamais rêvé et dont ils n’ont absolument pas besoin. Ces hypothèses visaient à donner à l’homme la puissance de Dieu ; un pouvoir illimité, inégalé et sans égal sur n’importe quelle créature, et aussi sur la planète. Pour cet être humain libéré de ses chaînes, il n’y a plus de contraintes, ni de nature, ni de Dieu ; il est son propre créateur, et quand et où il y a des limites, il y a juste des problèmes à résoudre. Pour l’individu souverain, comme nouvelle religion des droits de l’homme, la foi religieuse elle-même n’est qu’un problème à résoudre. Mais cette supposition est fausse, et nous le savons. Nous payons déjà pour des ressources que personne n’a jamais rêvé de payer ; quel est le marché de l’émission de carbone, si ce n’est le marché de l’air pur ? Nous craignons déjà des maladies dans l’eau, dans la terre, et dans trop de formes de vie. Et le roi de la peur joue en coulisse, la peur du changement climatique, la peur des maladies, la peur d’une espérance de vie plus courte et, de plus, la peur de la vie elle-même − la peur du monde extérieur. L’Ouest ne le comprend pas et considère qu’il s’agit juste d’un autre problème à résoudre. Si vous ne voulez pas être un américain comme tout le monde veut l’être, vous avez un problème. Un gros problème, oui.
La deuxième hypothèse est que toute société humaine dans le monde entier est à la recherche de développement. C’est aussi un mensonge. En fait, la plupart des communautés indigènes et des confessions religieuses sont organisées contre le développement ; elles n’ont pas de place pour une telle chose dans leur communauté. Près de chez moi, sur la côte ouest de Madagascar, ils brûlent la maison de quiconque devient riche, pour le garder dans la communauté. Ils comprennent très bien que l’argent est le grand fossé entre les êtres humains, et l’économie de marché, la fin des communs. Le fait n’est pas qu’ils sont incapables de se développer eux-mêmes ; la vérité est que, en tant que communauté, ils refusent l’individualisme lié au développement économique. Ils préfèrent leur communauté au droit illimité de rompre avec elle et avec la nature elle-même. La phrase qu’ils préfèrent est « Mieux vaux une touche de fihavanana (le bien-être collectif) qu’une tonne d’or ». Pour le bien de la croissance, ce que nous appelons le développement, c’est la rupture de ces communautés contre leur volonté et la fin de leur bien-être collectif pour les fausses promesses d’un accomplissement individuel. Sous le faux drapeau de la liberté, pour le commerce et l’argent, les Occidentaux l’ont fait à plusieurs reprises, de la rupture du Japon par le commodore Perry, aux misérables guerres de l’Opium contre la Chine, à la guerre criminelle contre les gouvernements nationalistes des Philippines ou d’Amérique du Sud. Les opérations criminelles de la Fondation Gates introduisant des OGM dans les pays pauvres d’Afrique, réduisant le paysan en esclavage. Il y a aussi le grand projet d’électrification de l’Afrique ouvrant la porte à la nouvelle colonisation des terres, des cultures, des forêts et des richesses de sa biodiversité, par les grandes entreprises. Et ce qui importe le plus, c’est la destruction des symboles de leurs traditions [« Rest » en anglais, NdT], de leurs choses sacrées et, finalement, de leur foi – l’usine du dénuement moral ; les rendant honteux de qui ils sont. De l’Afrique à l’Amérique du Sud ou de l’Asie du Sud-Est à la Russie, les populations autochtones savent très bien que tout n’est pas à vendre ; vous ne pouvez pas échanger quelques acres de forêt tropicale contre quelques acres de toundra. Vous ne pouvez pas échanger le dernier rhinocéros blanc contre des actions dans des parcs animaliers. Et ils craignent que l’avidité illimitée provoque des guerres pour les ressources ; qu’est-ce que l’invasion de l’Irak, sinon une guerre pour le pétrole, la guerre civile en Syrie, sinon une guerre pour l’eau, qu’est-ce que le meurtre de Saddam Hussein, de Mouammar Kadhafi, le bombardement d’une usine de produits pharmaceutiques au Soudan ? Et tant de nombreuses attaques terroristes similaires, à l’exception d’une tentative désespérée de contrôler les ressources naturelles, la vie elle-même, et de maintenir la capacité des États-Unis à ne jamais faire face à leur dette insoutenable ?
Nous avons beaucoup à apprendre des communautés autochtones. Nous, les peuples des Nations européennes, sommes aussi des peuples autochtones, sur nos terres, dans nos pays, avec nos traditions, notre foi, nos biens communs pour lesquels nous avons combattu tant de fois, et nous sommes toujours capables de nous battre. Mais nous n’avons plus beaucoup de temps pour le faire.
La situation actuelle a de grandes conséquences sur l’économie elle-même mais elle concerne principalement ce que nous appelons la politique. Nous devons réinventer la signification même de celle-ci ; la liberté collective des sociétés humaines de façonner leur destin. Et nous devons réinventer la façon dont la politique régit l’économie ; la façon dont l’économie est un outil de nos sociétés, pas l’inverse. Karl Polanyi a écrit des choses définitives à ce sujet.
Le système post-démocratique de la grande entreprise en charge de nos rêves, de nos emplois et de nos vies repose principalement sur la libre poursuite de la cupidité illimitée par l’ego – l’individu souverain. L’idée de base est que l’homme n’est que la liberté illimitée qu’il se crée, et qu’il a droit à une utilisation illimitée du monde. Ne faites pas d’erreur ! Ce système n’est pas faible, malgré toutes les apparences. Ce système est très puissant, mais sous deux conditions : dans la mesure où la grande majorité des citoyens pensent être de véritables initiés, qu’ils sont des gagnants du système, et aussi, dans la mesure où les ressources naturelles lui permettent de promettre une croissance illimitée. C’est le gouvernement de l’homo œconomicus par ses désirs illimités ; le gouvernement pour le big business sous le visage souriant de la démocratie.
Ce système a colonisé nos esprits, nos rêves, nos imaginaires ; sa principale réalisation est de nous avoir coupé du monde extérieur. Nous sommes en fait aveugles à l’altérité, l’Occident ignore la tradition [« Rest »en anglais, NdT]. Et connaissez-vous le premier symptôme d’une dépendance à Internet ? L’incapacité de reconnaître les visages humains entre amis et membres de la famille !
En disant cela, nous sommes proches du grand secret caché derrière la scène ; nous sommes confrontés à la fin des systèmes libéraux tels que nous les connaissions.
Ces systèmes libéraux ne s’appuient pas tellement sur la foi collective dans la Constitution, la Nation ou même le parti au pouvoir. Ils ne comptent que sur la cupidité libre et illimitée accordée à chaque individu. Non seulement c’est autorisé mais c’est même prescrit. Tous les systèmes religieux, sociaux et politiques avant nous, ont fait très attention à limiter, à refréner le désir du plaisir, de la richesse, des biens, ou à leur substituer des biens spirituels ; nous vivons dans le premier système politique et social basé sur la libération absolue et complète de la cupidité. Jetez un œil à nos écoles commerciales et sur les MBA ; nous en avons fait un modèle d’école de cynisme et de cécité morale ! Et ne vous trompez pas, ce système est incroyablement puissant ! Le système de la cupidité individuelle a gagné contre le totalitarisme. Il a gagné contre les grandes religions, les traditions et même les nationalismes. Le lien invisible créé entre les individus sur rien de plus que la promesse d’une quête illimitée d’argent, de biens et de plaisir est bien plus fort que les liens extérieurs, les autorités supérieures, Dieu, l’Empereur, le Roi ou la révolution politique ; ceux là venaient d’en haut. La révolution individuelle vient de l’intérieur. La cupidité de l’intérieur, c’est le puissant moteur du libéralisme individuel ! En fait, la révolution de l’individu est le principal moteur politique du siècle dernier. Et est le gagnant contre le fascisme, le nazisme, et finalement l’Union soviétique elle-même.
Le secret à partager entre nous est que le jeu est terminé. Les seules et uniques conditions de la viabilité du système de la cupidité étaient l’offre illimitée de ressources naturelles et le renouvellement des systèmes vivants d’un côté ; et le partage des avantages entre tous les citoyens de l’autre côté. L’économie du carbone a en fait façonné la démocratie. L’offre illimitée de ressources naturelles a façonné les droits de l’homme en tant que droits de l’individu souverain. Les droits illimités appellent un approvisionnement illimité. Nous savons que ce système est près de s’effondrer. L’effondrement viendra non seulement de l’extension de la pauvreté, mais du fait que la grande majorité des citoyens occidentaux seront de plus en plus exclus de toute forme de bénéfices venant du système. Depuis la fin de la grande peur du communisme et la fin de l’Union soviétique, voici la fin du capitalisme de partage. Le capitalisme ne repose plus sur de bons salaires qui augmentent régulièrement ; il s’appuie de plus en plus sur les prisons et la police. Et l’effondrement viendra non seulement du changement climatique, mais aussi des terribles conséquences des produits chimiques, des pesticides et de la pharmacie dans les sols, la viande et, finalement, la richesse humaine. Il viendra non seulement de l’empoisonnement de l’eau douce, de la nourriture transformée et de l’atmosphère urbaine, mais aussi des événements extrêmes menaçant toutes ces villes au bord de la mer, et aussi des quantités de réfugiés jamais vues auparavant − par dizaines de millions venant d’Asie et d’Afrique.
Le facteur de la peur suit de près la tromperie. Et les deux sont politiquement des armes de destruction massive pour l’Occident.
Cela définit le moment politique que nous vivons maintenant dans les pays occidentaux. Le passage d’individus unifiés par leur désir de richesse à des communautés unies par la lutte pour la survie est un moment à la fois de grandes attentes et de grands risques. C’est la dimension cachée derrière le Brexit, derrière la victoire de Donald Trump, pas si surprenante après tout, et derrière tant de booms politiques et d’explosions à venir ! Et ce pourrait être le meilleur des temps, ainsi que le pire des moments. Qui sait, à un moment où la Chine annonce que la venue de la civilisation écologique devrait avoir lieu au cœur du rêve chinois ?
L’économie va bien sûr refléter ce grand tableau. En fait, c’est déjà dans les faits et les chiffres. Le moment logistique que nous vivons est l’augmentation spectaculaire des coûts de transport, et le nouveau localisme qu’il exige. Le moment entrepreneurial que nous vivons est l’effondrement de l’entreprise mondialisée, et la recherche illimitée d’énergie qu’elle a demandée ; les PME sont les seules à créer des emplois et à s’impliquer réellement dans la communauté par des achats locaux, une embauche locale, l’intégration culturelle et l’engagement local. Et le moment industriel que nous vivons est le passage du travail humain à la production robotique, ce qui signifie que partout dans le monde, les coûts de production sont sur le point de s’égaliser ; ce qui signifie que la main-d’œuvre bon marché ou l’esclavage perdront leur pouvoir de fixation des prix. En passant, l’entreprise mondiale perdra son avantage concurrentiel. Le localisme et les PME sont les nouvelles grandes choses dans les pays où les robots vont payer des impôts ! Mais le moment où nous vivons est aussi principalement le moment où la terre n’est plus si amicale avec les êtres humains. Après deux siècles d’agressions industrielles et chimiques, la nature est éveillée. Personne ne survivra seul à l’effondrement à venir. Et ne rêvez pas ; vous ne pouvez pas mettre de l’argent dans le réservoir de votre voiture, pas plus que manger votre or.
C’est pourquoi nous sommes à la fin de l’individu souverain et de la société de marché. C’est la fin de l’ego, du moi, moi-même, mon seul ami. Nous sommes déjà au début d’une nouvelle ère politique, l’ère de la survie.
Le deuxième enjeu est le retour des communs. La deuxième partie du grand Chapitre de la Liberté, provenant de l’Angleterre du XIVe siècle, le Chapitre des Forêts, est entièrement consacré à assurer la sécurité des communs, en tant que droit fondamental des communautés. Les communs aident les pauvres à satisfaire leurs besoins fondamentaux, bien mieux que n’importe quelle aide publique ou charité privée. Les communs donnent à tout membre de la communauté qui les protège, un libre accès à leur utilisation pour des besoins personnels, mais aucun accès pour un usage commercial ou industriel. C’est un chemin pour la dignité et l’engagement.
Les biens communs, ou les communs, ne cadrent pas bien avec le libre-échange, la libre circulation des capitaux, les privatisations de masse et l’hypothèse de base que tout est à vendre ; la terre, l’eau douce, l’air et les êtres humains. En fait, le libre-échange et les marchés mondiaux sont les pires ennemis des communs. La grande ouverture des dernières communautés vivant sur elles-mêmes est une condamnation à mort. Bienvenue à la réinvention de l’esclavage par ces apôtres des migrations de masse et des frontières ouvertes ! Je n’ai aucun doute à ce sujet ; une grande partie de ce que nous appelons « développement » et « aide internationale » sera bientôt considérée comme un crime contre l’humanité – l’effondrement des biens communs pour le bénéfice des entreprises mondialisées et des intérêts privés. Et le mouvement des « no borders » sera également considéré comme une manière subtile d’utiliser le travail forcé et embaucher des esclaves avec un double avantage : premièrement, faire le bien avec le sentiment d’être d’une qualité morale supérieure, deuxièmement, faire du bien à la rentabilité du capital.
La société globale basée sur l’économie comme notre nature humaine, détruit les communs à un rythme incroyable. Non seulement parce qu’elle détruit les frontières qui les protégeaient ; parce que cela place le libre-échange au-dessus des communautés, des religions et des choses sacrées. Et le modèle du marché global où tout est à vendre substitue effectivement l’expulsion des communs générant pauvreté pour une partie croissante de la population mondiale. L’accès libre à la nature sera bientôt refusé à la majorité des gens ; des légumes ou de la viande qu’ils mangent, au jeu qu’ils jouent ou aux loisirs qu’ils partagent, des graines sur lesquelles ils comptent, sur les enfants qu’ils veulent. Tout sera calibré, tout passera sous la coupe de la loi de la meilleure rentabilité pour le capital – et à la fin du processus, la vie humaine elle-même finira par être un produit de l’industrie.
Les communautés indigènes, des tribus d’Amérique du Sud aux associations environnementales en France ou en Allemagne, sont aussi les seules à vouloir protéger leurs communs, et se battent parfois avec ferveur pour les sauver contre des projets industriels ou des investissements massifs. Elles devront lutter contre ces soi-disant « accords commerciaux » dont le seul but est de protéger, non pas l’investissement lui-même, mais le retour attendu des bénéfices ! Toute analyse approfondie du conflit entre les compagnies minières aurifères équatoriennes et canadiennes, ou entre le Guatemala et la Bolivie et les entreprises industrielles américaines, révèle cette situation confuse ; l’explosion actuelle du capital, mieux connue sous le nom de « quantitative easing », crée une pression croissante sur les ressources naturelles. Le système monétaire émet des chèques en nombres illimités, et c’est à la nature de payer la facture ! C’est pourquoi la prochaine étape est l’accaparement final de la nature pour le bénéfice du système de la dette ; pas un morceau de terre, ou une gorgée d’eau, pas un poisson dans l’océan profond ou un arbre dans la forêt tropicale ne va échapper à l’industrie – leur destruction pour de l’argent.
Le retour des communs est l’une des conditions principales et uniques de notre survie.
Qu’est-ce que ça veut dire ? La plupart d’entre nous en Europe sont des autochtones. Nous savons d’où nous venons, et nous savons à quoi nous appartenons. Ce qui nous importe le plus, c’est de dire « nous » avec confiance, avec foi, avec amitié. Les communs sont l’endroit où tout le monde dit « nous ». C’est l’endroit où il n’y a pas de place pour le « moi ». Et les bases sont solides pour le futur proche. Ce sont les ressources qui ne sont pas à vendre, les ressources partagées par la communauté, pas pour le commerce ou l’industrie à tout prix, des ressources hors de portée des commerçants ou des banquiers. Pas de libre-échange, pas de marché, pas de pouvoir de prix sur les communs. Les graines, le sol, l’eau douce, l’air, la naissance humaine et les vies humaines ne sont pas non plus à vendre. Elles ne sont pas le moyen de maximiser le rendement du capital ! La nature elle-même prendra soin de nos biens communs, et nous donnera beaucoup plus que n’importe quel fonds d’investissement, seulement si nous la respectons, seulement si nous la laissons jouer, seulement si nous la laissons faire. C’est la plus grande leçon de l’écologie, de l’agroforesterie et de l’agriculture biotech. Nous avons juste à appartenir. Nous avons juste à partager une identité ; il suffit d’accepter des limites. Voici la venue de la politique identitaire. Voici la disparition de l’économie telle que nous la connaissons. Toutes ces questions sont profondément politiques, et elles appellent à un retour au pouvoir de toute la communauté politique dans son ensemble – pas la disparition de la communauté pour mon bénéfice, moi l’individu souverain !
Nous sommes à la fin de l’économie libérale telle que nous la connaissons et, à ce moment-là, nous serrons à la fin de la cupidité individuelle en tant qu’outil puissant de l’ordre politique. Qu’est-ce qui va arriver ? Et que devons-nous faire ?
Après l’effondrement de l’économie en tant que foi, et l’effondrement du marché mondial en tant que sorcellerie, le premier besoin est spirituel. Je ne dis pas religieux. Mais nous devons reconnaître la dimension sacrée de la vie, de toutes les formes de vie. Nous devons partager les symboles de notre destin commun et de notre volonté collective, et nous avons besoin d’une renaissance de la communauté comme étant bien plus que la somme des individus – la magie du « Nous, les gens » est encore à réinventer. Cela pourrait être le cadeau le plus utile de l’Union Européenne au monde extérieur ; vous ne pouvez pas construire une communauté politique sur le marché, l’argent, la croissance ou les droits individuels. Nous avons besoin de plus que cela, de quelque chose de différent, quelque chose proche de la foi, des symboles et de la fraternité, quelque chose comme cette chose sacrée que nous perdons, et qu’ils nous prennent.
La condition même de la réévaluation des biens communs est la reconnaissance générale que tout n’est pas à vendre, parce qu’il y a des choses à vendre, il y a des choses à transmettre, et il y a des choses à donner ou à partager. Et il y a des choses sacrées dans lesquelles la communauté met sa confiance et par lesquelles elle exprime sa différence. Bien sûr, ces choses sont sacrées. Bien sûr, ces choses n’ont pas de substitut sous forme monétaire. Elles ne sont ni négociables ni vendables. C’est la définition même de la sacralité, et nous partageons un besoin urgent de redéfinir ce qui dans la nature, dans nos pays, sociétés et chez nous, n’est pas à vendre, parce que c’est la partie principale de notre être humain.
Ce n’est pas le moment d’élaborer des propositions pour résoudre nos problèmes. Je vais juste souligner trois choses principales à faire, et à faire maintenant.
Nous devons élaborer un nouveau système de comptabilité. Le système actuel compte comme une valeur ajoutée la destruction des espèces et des ressources rares. C’est une menace contre notre survie. Le seul système durable tiendra compte du respect de la loi par les entreprises, des contraintes fiscales et sociales et du respect des cultures et modes de vie locaux par les entreprises privées et les organismes étrangers.
Nous devons prendre en compte la fin de l’économie du carbone, le retour de la géographie et le besoin de localisme et d’activités auto-orientées. Ce n’est pas un problème mineur ; ce pourrait être la fin de la démocratie telle que nous la connaissons, basée sur un approvisionnement énergétique illimité pour le commerce et les communications. Le coût du transport presque nul est le plus grand mensonge du système économique actuel, l’appel efficace à la globalisation. La distance aura de l’importance, la géographie aura de l’importance et son coût reste encore à intégrer.
Beaucoup plus important, nous devons travailler autour du droit à la diversité, la condition la plus importante de notre survie. C’est peut-être le plus grand apprentissage de l’écologie et de la biologie ; la diversité est collective, et cette diversité est la clé de la survie.
Nous ne survivrons pas à l’alignement de la planète sur la cupidité illimitée pour les ressources. Personne ne réclame la démocratie mondiale, l’uniformisation du monde par l’économie dite libérale. Personne ne sait plus qui sont Milton Friedman ou Friedrich von Hayek – ce ne sont que des personnages de musées. Mais personne ne pense plus que le problème concernera le socialisme, ou l’économie contrôlée par l’État, ou quelque chose entre les deux. La vraie reconnaissance de la liberté humaine comme liberté collective et de la diversité culturelle et politique comme trésor de l’humanité, don de la nature et condition même de notre survie, droit fondamental au-dessus de tout autre droit économique ou individuel politique, est la clé d’un avenir de paix, de compréhension mutuelle et de coexistence respectueuse.
À Chisinau, ce 17 décembre 2017, je lance un appel collectif pour renouveler l’accord conclu lors de la Conférence de La Havane, en 1948-1949, lorsque les Nations Unies ont prévu de subordonner le libre-échange et les marchés libres au bien-être, au progrès social et à la sécurité environnementale des populations.
J’appelle à un engagement collectif pour reconstruire un forum des pays non alignés, le même qui a eu lieu à Bandung, en 1955, un forum de ceux qui ne veulent pas être relocalisés, être déportés ou être privés de leur identité par des intérêts étrangers, un forum de personnes qui partagent profondément le sentiment que le trésor le plus important de l’humanité est au-delà de tout ce qui se vend, le trésor de la diversité culturelle et de la générosité de la nature.
Et j’appelle à renouveler la Déclaration de Coyococ, en 1974, sur les droits collectifs des peuples autochtones, contre les colons et les envahisseurs, les droits à la sécurité collective sociale, culturelle et environnementale. Ce sont les véritables fondements des droits de l’homme ; les droits individuels ne servent à rien s’il n’y a pas de société organisée pour les prendre pour acquis.
Il y a plusieurs siècles, le Chapitre des Forêts donnait un sens précis et efficace aux droits de l’homme ; le droit de vivre selon la nature et de vivre de la richesse des ressources naturelles et des écosystèmes vivants. L’échec d’une approche juridique des droits de l’homme est avéré ; plus il y en a, moins ils prouvent une quelconque efficacité. Beaucoup de mots, et si peu de réalité !
Le chemin était ouvert il y a longtemps. Il est temps maintenant de compléter et de garantir les droits humains par une déclaration des droits collectifs – id est, les droits des sociétés humaines à ne pas être détruites par l’extérieur, le droit à leur sécurité morale, religieuse, politique et environnementale, le droit de tous peuples autochtones de se protéger ou d’être protégés contre les colons et les envahisseurs, à tout prix et par quelque moyen que ce soit. C’est la vraie condition de notre survie. Nous ne survivrons pas à travers ce siècle sans la générosité de la nature, la beauté des cultures et la liberté naturelle de l’esprit humain.
Écrivain, Essayiste, Économiste
Président, NATPOL DRS (DRS comme diversité, résilience et sécurité)